"Aussitôt après la déclaration de la guerre [guerre Russo-Japonaise, 1904-1905], en Russie naturellement, mais aussi en France, en Belgique, surtout en Allemagne, on invoqua le "péril jaune", la lutte des races: Blancs contre Jaunes, civilisés contre barbares, chrétiens contre païens. C'était la philosophie des dessins de Guillaume II: l'archange Michel, glaive levé, menaçant les Jaunes; c'était aussi la philosophie de ses propos sur les États-Unis d'Europe croisés contre la Barbarie. Après Liao-Yang, après Moukden, confusément on se représentait le monde jaune — Coréens, Siamois, Annamites, Chinois, conduits par le Japon — tombant sur les Blancs; ce serait une catastrophe soudaine, irrémédiable, à laquelle il faudrait se résigner: une digue qui se rompt, un flot jaunâtre recouvrant d'un coup notre civilisation toute blanche.
Il est curieux que nous continuions de nous représenter l'Asie et ses hordes avec les mêmes mots et les mêmes images qu'employaient au XIIIe siècle les contemporains de saint Louis qui entendirent parler des Mongols ou qui les virent. Nos idées sur le péril jaune datent de six siècles et demi. Quand les Mongols débouchèrent sur le Don, Polonais, Allemands, Hongrois les croyaient innombrables, tant la terreur qu'ils inspiraient était grande. En moins de trente jours, ils conquirent la Pologne et la Silésie, depuis la Vistule jusqu'à l'Oder et aux Marches de Saxe; on les vit sur l'Adriatique; ils occupaient la Hongrie quand ils refluèrent sur l'Asie. L'Europe, très bien espionnée par les Mongols, les ignorait presque et n'avait pas prévu leur avance. "Dans cette curieuse invasion des barbares, a-t-on pu dire, les vrais barbares ne sont pas les envahisseurs orientaux, mais les occidentaux envahis" (L. Gahun. Introduction à l'Histoire de l'Asie). La formule est aussi vraie de la guerre qui s'achève.
L'Europe continentale est restée sur le souvenir de l'Asie de Gengis Khan, unifiée, organisée pour de grandes expéditions. D'où vient cet anachronisme? C'est que, depuis le XIIIe siècle, les communications par terre, jadis actives, entre l'Europe et l'Asie orientale, furent rompues. L'empereur mongol résidant à Pékin, la sûreté des deux grandes routes ne fut plus assurée: celle du Pé-Lou (Pentapole) [Beilu = route du nord] était interceptée sans cesse par des révoltes, celle du Nan-Lou (Hexapole) [Nanlu = route du sud] fut à la discrétion des sultans de Transoxiane [région d'Asie centrale occupant l'Ouzbékistan et une partie du Kazakhstan] autonomes; puis l'Islam s'interposa comme un écran entre l'Orient bouddhique et l'Europe chrétienne; les Turcs enfin bouchèrent les routes de terre, et aussi la route de l'Euphrate qui ouvrait la route de mer jusqu'à Canton. Ainsi séparés, les deux mondes pendant des siècles s'ignorèrent; les rapports par mer depuis un demi-siècle, depuis les guerres de 1840 et 1860 [les deux guerres de l'opium], n'ont pas suffi pour rendre familières à l'Europe les choses d'Extrême-Orient, pour changer les mots et les images qu'évoque le péril jaune."
Louis Aubert, "Paix japonaise", édition Librairie Armand Colin, Paris, 1906.